Nunavik Argentik

Dans les années 90, à une époque où le numérique était encore un rêve doucement fantasmé, quelque chose était la norme, que nous avons tous connu : l’appareil photo jetable. Un petit rectangle qu’on glissait dans la poche. 24 poses, une molette à tourner, un clic pour photographier. Rien de plus mais un objet mythique qui a marqué une génération entière. Combien d’entre nous ont fait leurs premiers clichés avec icelui ? Comment oublier la frénésie des premiers instants, lorsque tout défile dans le viseur ? La tristesse d’un compte à rebours entamé et enfin achevé ? L’impatience en attendant le résultat, la fierté, les rires, l’incompréhension en voyant les photos développées, tant pouvait être grande la différence entre photos espérées et photos réalisées ?

En 2015, alors que j’arrivais de Paris à Montréal et dans l’attente de ma correspondance vers Kuujjuaq, la capitale administrative du Nunavik, dans le grand nord québécois, j’ai eu l’envie de retrouver cette innocence toute bête, ce petit aspect enfantin de la photo. Je savais que je partais pour quelque chose de vraiment différent, dans la mesure où le Nunavik était une inconnue à la puissance infinie, avec de noms remplis d’autant de consonnes que de promesses de rêves. Du coup, j’ai lâché une poignée de dollars et j’ai glissé dans ma poche le jetable tout juste acheté, pour le sentir physiquement présent, le savoir à portée de main. Le reste, c’est de la mythologie personnelle. Un voyage hors du commun dans un espace-temps différent, avec des rencontres qui marquent une vie, des moments d’une intensité bouleversante et la sensation absolument unique de vivre une expérience exceptionnelle. Je ne dirais pas que ces quelques jours passés dans le Nunavik m’ont changé. Par contre, je peux dire, en toute objectivité, que j’ai appris et découvert. Sur moi, sur eux, sur la relation d’un peuple avec la nature, sur les rapports humains, sur un Canada différent que celui que j’ai connu quand j’y ai passé un an.

A la fin du voyage, bizarrement, je n’ai pas immédiatement pensé à l’appareil. Une fois sa tâche terminée, je l’avais rangé dans mon sac d’où il n’est ressorti que quelques temps après mon retour en France. Alors je l’ai apporté à un studio, au pied de ma tour, lui, ce petit objet qui m’a accompagné là-haut, dans ces latitudes folles. Et quand le responsable du magasin m’a tendu la sacro-sainte pochette, j’ai eu une immense bouffée de plaisir, à l’idée de revivre, par procuration, ces moments si précieux.

Doucement, tout doucement, j’ai saisi le paquet et j’ai laissé glisser les photos une à une. Sur l’ensemble de la pellicule, une vingtaine avaient survécu et ont été développées. Le jeu, à ce moment, consiste à deviner le contexte, à tenter de se souvenir. Quoi ? Où ? Qui ? Comment et pourquoi ? Se rappeler de l’instantané figé pour toujours, pour ne pas oublier, pour ne pas les oublier.

Je me souviens particulièrement, par exemple, de ce contexte-ci. Ces sourires aussi éclatant que la blancheur de ce manteau où se dissimule un bébé. C’était quelques minutes avant notre départ pour le parc national de Kuururjuaq, l’un des trois parcs nationaux du Nunavik, où nous allions passer quelques jours d’exploration. Plus observateur qu’acteur, j’avais demandé si je pouvais les prendre en photo et la réponse avait été un OUI massif.

Un autre moment que je n’ai aucun problème à resituer : cette pause motorisée quelque part dans le parc. Nous allons à notre rythme et j’ai déjà les yeux écarquillés par ce qui m’entoure. Pour eux, c’est presque banal. Pour moi, c‘est une découverte qui frôle la révélation. Je profite de ces moments pour échanger, discuter. Tenter d’en savoir plus, entre bonheur et aurores.

Il y a aussi – et surtout – ce décor simplement démesuré, virginal. Les vastes étendues enneigées dont j’avais tellement entendu parler mais que je n’avais jamais réellement vues. Elles sont donc ici, en ce territoire où l’Hiver semble se transformer en un artiste fou, génial, à la limite de la déraison. Nous sommes spectateurs et admirateurs.

Chaque moment de ce voyage au Nunavik est l’occasion de sortir l’appareil, et avec un sourire devenu de plus en plus assuré au fur et à mesure que se tissaient les liens, de prendre quelques photos presque volées. Des moments drôles, émouvants, ancestraux, rituels. Cette immersion dans le quotidien du peuple inuit est une occasion fabuleuse pour moi, le citadin de toujours, de voir. Simplement.

J’apprends à préparer la glace et à forer un trou pour de la pêche blanche. Emily, à mes côtés, s’amuse beaucoup de mon ignorance et de mon éternel étonnement. Elle n’a cesse de savoir si tout se passe bien et se montre la plus attentive et prévenante des hôtesses à notre égard, toujours heureuse de partager un petit morceau de son Histoire, de sa vie. 

Finalement, le voyage s’est terminé. On a remballé nos sacs, nos appareils et nos sourires. On passé une dernière soirée, tous ensemble, à Kangiqsualujjuaq et on s’est séparés, avec les éternelles promesses. De se revoir, de s’écrire, d’échanger

On a repris notre vol, dans ce coucou avec vue sur la cabine puis sommes arrivés à Kuujjuaq. Une nuit, d’autres rencontres, d’autres histoires. Et le retour à Montréal. Du Nunavik, près de trois années plus tard, il me reste les souvenirs, les anecdotes, les articles et, surtout, ces photos, gardées au chaud dans une vieille boite en fer, sur l’étagère de mes souvenirs.

Cet article a été écrit en collaboration avec Quebec Original Nature.