La patrouille perdue

La patrouille perdue

Pendant mon excursion nordique de 2009, nous avions, avec Pierre et Nicolas, traversé la communauté Gwich’in de Fort McPherson, sise à quelques 121 kilomètres au sud d’Inuvik au cœur des TNO et peuplée de 776 âmes. Là, dans ce milieu de nulle part, nous avons erré quelques minutes en cherchant quelque chose à voir, histoire de nous dégourdir un peu les jambes, endolories par les longues heures passées sur l’enfer boueux de la Dempster Highway. C’est ainsi que nous sommes arrivés au cimetière du coin, un terrain envahi par les herbes  folles et les fleurs sauvages et semblant abandonné depuis bien longtemps. Pour autant, ce n’est pas le hasard absolu qui m’avait conduit ici: je désirais en effet trouver une tombe bien spéciale: celle des quatre officiers de la “Lost Patrol” et dont je vais vous raconter l’histoire maintenant.

tombes

Une tâche habituelle.

Cet épisode tragique de la RCMP (Royal Canadian Mounted Police) prend place au tout début du vingtième siècle, en décembre 1910. Il était alors courant en ce temps-là que des patrouilles se rendent de Fort McPherson à Dawson City (764 kilomètres)  pour délivrer le courrier et maintenir la souveraineté du Canada sur cette nouvelle frontière. C’était une tâche presque banale, effectuée tous les hivers à l’aide d’un traîneau et d’un attelage de chiens bien entraînés.

Expédition de recherche de la patrouille perdue, vers 1911. Crédit : National Museum of Canada / Library and Archives Canada / PA-013426

Ce matin-là, ils furent quatre à se mettre en route: Richard O’Hara Taylor, George Francis Kinney, Sam Carter et Francis Joseph Fitzgerald, un petit homme à la moustache bien taillée et fort d’une expérience de quelques vingt-deux années comme Mountie.

FrancisJFitzgeraldNorthWestMountedPolice1905

Fitzgerald avait hâte de partir car il avait été choisi pour représenter le contingent au couronnement de Georges V. Cet empressement fût-il la cause principale du désastre à venir ? Peut-être voulait-il profiter de ce voyage pour battre un record de vitesse pour ce trajet, détenu par la Police  (une forte rivalité existe encore entre la RCMP et la Police canadienne) ? Toujours est-il qu’il décida alors une chose fatale:  réduire l’équipement normalement requis afin d’alléger le poids de son traîneau et ainsi gagner de la vitesse. L’expédition était donc composée de quatre hommes, quinze chiens, trois traîneaux et assez de nourriture pour trente jours.

Le début du voyage

On peut très bien imaginer la scène du départ, avec ses vivats, ses adieux et les promesses éternelles. Qui pouvait alors se douter à ce moment , et en voyant ses hommes tracer leur chemin sous un ciel nuageux et embrumé, que c’était la dernière fois qu’ils étaient vus vivants ?

Tôt après ce départ, la température chuta à -70°C. La neige tombait en flocons serrés, battue et rebattue par des vents terribles qui tournaient sans cesse autour de l’équipage, lui faisant perdre tout repère et l’obligeant – déjà ! –  à des efforts terribles pour trouver le chemin habituel dans ce dédale qu’est le réseau de rivières glacées amenant à Dawson. Pourtant, tout s’était bien passé pendant les premières parties du voyage, grâce notamment à l’aide du guide autochtone Esau George.Cependant, au départ de celui-ci, c’est Carter qui prit le rôle du guide, alors qu’il n’avait effectué qu’une seule patrouille auparavant (et dans l’autre sens) !

Le 9 janvier, – leur dix-neuvième jour sur la route ! – le Yukon leur offrit enfin un petit répit: la température remonta à -10°C et ils n’étaient plus alors qu’à mi-chemin de leur destination finale, tout en ayant assez de nourriture pour onze autres jours.

L’erreur

Si leur situation était compliquée, elle n’en était pas pour autant dramatique et la logique voulait qu’ils fassent demi-tour et regagnent ainsi Fort McPherson. Au lieu de cela, encouragés probablement par le réchauffement du climat, ils décidèrent de tenter leur chance et de poursuivre le chemin, en dépit, encore d’un fort vent de face, l’un de ceux qui vous gèlent sur place et vous font pleurer pour chaque bout de peau exposée.

Tout se passa bien pendant quelques jours: le temps se maintint et les attelages fonçaient dans la neige pour rattraper le temps perdu auparavant. C’est ainsi qu’ils ratèrent l’embranchement vital de Forest Creek et, qu’au lieu de se diriger vers Dawson, ils allèrent, sans le savoir, vers le Sud Est, le désastre et la mort.

La famine

Deux jours plus tard, ils eurent un sérieux doute: étaient-ils vraiment sur le bon chemin ? N’avaient-ils pas fait une erreur quelque part ? En tout cas, ils réalisèrent bien vite qu’ils étaient perdus et firent alors tout leur possible pour remonter sur leurs pas et retrouver Forest Creek.

Seulement, la région où ils erraient n’est qu’un vaste labyrinthe de ruisseau gelés et où les arbres recouverts d’une lourde neige cachent, bloquent et dissimulent. C’est un vaste enfer blanc où le peu de traces  trouvables se couvrent et se recouvrent, se croisent et se recroisent et finissent le plus souvent au point de départ, pour le mieux ou au milieu de nulle part, pour le pire. En parallèle de leur quête éperdue, le temps redevint mauvais, la nourriture diminuait et, au vingt-sixième jour, ils durent avouer formellement qu’ils étaient perdus, avec seulement quatre rations de vivre restantes.

Le 17 janvier, Fitzgerald écrit sur son journal:

“Nous avons maintenant seulement quatre kilos de farine, trois kilos de bacon et un petit peu de poisson séché. Mon dernier espoir est parti et la seule chose à laquelle je pense est de repartir et de tuer quelques chiens, pour nourrir les autres et nous nourrir”.

La tentative désespérée

Conscient de l’aspect critique de la situation, Fitzgerald tenta alors un mouvement “de la dernière chance” en voulant  retourner vers Fort McPherson, après avoir perdu neuf jours à tourner pendant 150 kilomètres en rond. La nuit suivante, ils tuèrent leur premier chien. Une violente tempête s’abattit sur eux en même temps, les obligeant à passer une nuit glaciale dans le premier abri venu (si tant est qu’on puisse nommer abri un traineau renversé ou quelques minces branches entremêlées). Là, ils mangèrent leur dernière part de bacon et de farine pour nourrir leurs corps affamés.

Comme si tout concordait à rendre leur tâche infaisable, la température tomba le vingt-deux janvier à  -70°C et une nouvelle tempête se leva, effaçant en quelques minutes les traces que venaient de retrouver ces hommes faibles et gelés: la mort était sur leurs talons. Pour empirer encore un peu plus les choses, un épais brouillard se leva, rendant impossible toute orientation. En même temps, la glace sur laquelle ils avançaient se rompit sous eux et ils se retrouvèrent plongés dans une eau glaciale, les obligeants à camper, à faire un feu et à tuer un nouveau chien: cela faisait alors trente deux jours qu’ils étaient partis.

Une course contre la mort

Il devenait clair qu’ils étaient au seuil de la fin, couvrant chaque jour moins de distance, devenant de plus en plus faibles, la peau noircie, tendue sur les os et pelant sans cesse au fur et à mesure que la famine, les morsures du froid et le scorbut s’insinuaient dans leurs corps émaciés. Sans plus de chiens à tuer et donc de nourriture, ils firent un semblant de camp sur un petit bout d’herbe gelée,  coupèrent les lanières en cuir des traîneaux et les firent bouillir pour les manger. C’est dans ce camp et à ce moment que les deux plus jeunes Mounties, Kinney et Taylor décidèrent qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin: ils s’allongèrent et attendirent l’inévitable.

La fin

Kinney fut le premier d’entre les quatre à succomber. Taylor lui rendit un dernier hommage en lui croisant les mains sur la poitrine et en recouvrant son visage dévasté avec son foulard. Puis il s’allongea à ses côtés et se tira une balle de 30.30 dans la bouche. Fitzgerald et Carter tentèrent de repartir mais ne purent couvrir en marchant qu’une quinzaine de kilomètres. Alors, à leur tour, ils s’allongèrent et moururent, sans savoir qu’ils n’étaient plus qu’à quarante kilomètres de Fort McPherson. Les restes retrouvés autour d’eux prouvent qu’ils tentèrent de faire du feu et de survivre jusqu’au bout, envers et malgré tout.

Epilogue

L’expédition qui partit tenter de sauver la patrouille perdue. Crédit : Credit: Yukon Gold Co. / Library and Archives Canada / C-003070

Quand on s’aperçut que la patrouille ne revenait pas, une recherche fut lancée et dirigée par Dempster (celui-là même qui a donné son nom à la Highway…). Les cadavres furent découverts le 21 mars. Sur celui de Fitzgerald, il y avait un petit bout de papier griffonné avec un morceau de charbon et qui contenait le texte suivant, son testament:

Tout l’argent qu’il me reste (dans les sacs, à la banque…), les vêtements, etc… Je le lègue à ma mère bien aimée, Mrs. John Fitzgerald, Halifax. Dieu vous bénisse tous.

Les corps furent inhumés dans une tombe commune, cernée par quatre plots en béton reliés par une chaîne. Au milieu d’icelle se trouve une plaque, rappelant qu’ils sont morts dans l’exercice de leur fonctions. D’abord classique, la tombe fut cimentée et construite sous sa forme actuelle en 1938.

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© – James Heilman, MD // CC-BY-SA3

De nombreuses questions subsistent encore sur ce qu’il s’est réellement passé : pourquoi ne pas avoir demandé un guide local ? Pourquoi avoir réduit les rations habituelles ? Pourquoi ne pas avoir rebroussé chemin alors que Carter ne parvenait pas à trouver la route habituelle ? On ne saura probablement jamais les réponses.

Ce qui est sur, cependant, c’est qu’à la suite de cette tragédie, des mesures furent prises par le Commissaire Perry, créant des caches de nourriture tout au long de la route et rendant obligatoire la présence d’un guide expérimenté pour toutes les patrouilles.

En 2010, la RCMP du Yukon conduisit à Dawson  une parade pour commémorer pour le centième anniversaire de la Lost Patrol  en même temps que se tenait à Fort McPherson un service religieux, dans l’église jouxtant le cimetière où ils reposent désormais.

Sources

Dictionnary of Canadian Biography
Francis Joseph Fitzgerald sur Wikipedia
The force in the North 
The Good Life gets better, par Dorian Amos, édité en 2006 aux Editions Eye Books.
Rediscovering the Lost Patrol
Les notes prises lors de mon PVT au Yukon et de mon voyage à Inuvik !