Distributeur de bonheur

C’est une situation qui arrive souvent. Nous sommes dans un transport en commun quelconque : avion, bus, métro. Tu es assis sur mes genoux, sorti pour quelques minutes de ta poussette. Au début, tu observes. Puis, comme un pêcheur, tu lances ton filet dans la foule et tu regardes ce que tu as attrapé : un mouvement, un regard, des yeux curieux. Et c’est alors que tout commence…

J’ai toujours eu un sentiment ambigu envers les enfants. Je savais que j’en voulais un, sans pouvoir autant déterminer un quelconque espace-temps propice. J’avais tendance à fondre en voyant un p’tit bonhomme avancer maladroitement et la présence d’un bébé dans mon entourage était un excellent prétexte à une grande séance de sourires, risettes et autres « coucou qui c’est ». Cependant, ce dont je n’avais pas idée, c‘est de la façon dont un bébé peut impacter de façon positive la vie des autres.

C’est toute une discussion non-verbale qui se déroule alors, placée sous le signe formidable de l’Amour et de l’Empathie à leur état le plus naturel, le plus brut, le plus humain.

Ainsi, la scène que je décris en introduction est devenue quasi systématique. Alors qu’au début de ton existence tu haïssais profondément tout ce qui roulait, pétaradait et enfumait, il s’est produit un déclic, quelque chose d’indéfinissable. Je ne sais pas exactement ce qui a pu se passer mais tu as décidé de ne plus subir et de tirer profit de ces occasions pour partager, avec le reste de l’Humanité, ton bonheur et ta joie de vivre. A chaque fois, dès que cela est possible. Il n’est pas, par exemple, un seul déplacement en tram où tu ne distribues à la ronde tes sourires angéliques et tes petites salutations de la main. Tout le monde y a le droit, depuis la Mamie attendrie jusqu’à l’homme d’affaire stressé en passant par les jeunes encasquettés. Tout le temps, la réaction est la même : un sourire béat et de l’interaction muette, non-vocale. C’est toute une discussion non-verbale qui se déroule alors, placée sous le signe formidable de l’Amour et de l’Empathie à leur état le plus naturel, le plus brut, le plus humain.

Je crois que je n’oublierais jamais ces quelques scènes un petit peu surréaliste, survenues grâce à toi. Comme tu ne pourras jamais t’en souvenir, voici donc ce qui s’est passé à quelques reprises. Une fois, tout d’abord, ce fut un homme que tu repéras. Assis à côté de nous, il semblait perdu dans le dédale de ses pensées, l’air triste et préoccupé. Tu l’as repéré et tu as semblé, toi aussi, pensif, l’espace de quelques secondes. Puis, tu as décidé que ce serait lui, ton partenaire du jour. Tu as verrouillé ton regard sur lui et tu as attendu qu’il te remarque avant de décocher quelques SCUDs bien placés. Sourire sur sourire sur sourire. Tout au long de la vingtaine de minutes qu’a duré le voyage, je vous ai observé, lui et toi. J’ai vu son visage se métamorphoser, lentement. J’ai vu le coin de ses lèvres se relever et j’ai entr’aperçu un sourire se dessiner. La tristesse a quitté petit à petit son visage et tu semblais lui transfuser – littéralement – une immense dose de bonheur. Lorsqu’il est descendu, il a paru hésiter, a failli faire marche arrière puis est parti, non sans te jeter un dernier regard où l’interrogation et la reconnaissance s’entrechoquaient. J’étais fier de toi à ce moment.

J’ai compris que, toi et les Autres, possédez ce besoin de dispenser, de partager, d’offrir un moment de bonheur qui, pour être inoubliable, se doit d’être désintéressé et éphémère, ce qui est le prix à payer pour ces instants d’exception

A une autre reprise, tu m’as permis d’avoir une discussion hors de tout temps, l’une de celles dont je me souviendrais longtemps. Il était tard, en ce mois d’août et nous rentrions tout juste d’une soirée passée chez des amis. Le tram était quasiment désert lorsqu’il est venu s’asseoir à un siège de nous, à notre droite. Immédiatement, tu l’as vu et, encore une fois, ton cérémonial favori a recommencé. Cependant, tout a changé lorsqu’il est tourné vers moi, son téléphone à la main et qu’il m’a parlé, d’une voix douce d’où pointant une infinie tristesse « Moi aussi, je suis papa. Depuis hier, d’une petite fille ». Dès lors, j’ai fait un autre voyage, aux côtés de cet inconnu. Dans un français un petit maladroit, il m’a raconté qu’il partait rejoindre sa compagne qui avait accouché à Rambouillet. Qu’il était fier, qu’il avait peur. Nous avons échangé et discuté, sous ton regard aussi bienveillant qu’endormi. Lorsque je suis descendu le premier – une fois n’étant pas coutume – nous nous sommes serrés la main. Deux pères qui se rencontrent grâce à un Fils et qui empruntent le même chemin parsemé de questions majuscules et de réponses minuscules.

Je ne cherche plus, désormais, à brider ou à contenir tes débordements gestuels et vocaux lorsque nous voyageons. J’ai compris que, toi et les Autres, possédez ce besoin de dispenser, de partager, d’offrir un moment de bonheur qui, pour être inoubliable, se doit d’être désintéressé et éphémère, ce qui est le prix à payer pour ces instants d’exception. Cette bulle que tu crées autour de toi, cette aura que tu possèdes et que tu fais rayonner dès que tu le peux, j’en profite à chaque seconde quand nous sommes réunis. J’espère, ô mon fils, que nous continuerons longtemps à être irradiés !

Enregistrer

Enregistrer