Comment deux loutres mortes ont changé ma vision du monde

Avertissement : il y a des photos d’animaux morts dans cet article.

[Mise en place préliminaire]

Un mercredi quelconque d’un mois quelconque. Je suis au parc zoologique de Paris, en train d’encadrer un groupe d’enfants. Bien naturellement, nos pas nous amènent du côté des loutres, de leurs toboggans et de leurs bassins. Les minots s’émerveillent devant ces petites coquines poilues et je ne suis certes pas le dernier à sourire devant la vivacité de ces jolies bestioles.

[Le lieu]

Quelques mois sont passés. Je suis au Nunavik, dans le parc national de Kuururjuaq. C’est notre dernière matinée dans le coin avant de retourner vers la communauté de Kangiqsualujjuaq. Certains sont partis se promener en raquette tandis que d’autres ont décidé d’aller faire de la pêche blanche. Ayant gagné une fabuleuse ampoule suite à une session de ski de fond, je passe gentiment mon tour et accompagne Jimmy et Emily, motivés pour taquiner le goujon.

Pêche blanche au Nunavik

Tranquillement assis sur une motoneige (le moyen de locomotion privilégié, très pratique pour couvrir en quelques heures les 80 kilomètres de glace de la rivière Koroc, piste migratoire ancestrale des Inuits), je regarde les préparatifs se faire : percer la glace avec une sorte de grosse perceuse à moteur, sortir les petits morceaux de neige du trou afin de bien dégager l’eau (à mains nues !) et enfin, s’allonger et utiliser la canne à pêche locale pour tenter d’attirer la poiscaille. Pas question d’utiliser un appât puisque la canne à pêche inuit (en fait un simple bâton, du fil – ipiitak et un hameçon en forme de lune, le tout appelé – apparemment – aulasaut) est l’outil de référence, utilisé depuis toujours.

[Ce qui s’est passé]

Après avoir vaguement tenté ma chance à cet exercice qui requiert patience, habilité et détermination, je décide de passer mon tour et retourne me dégourdir les jambes, contemplant le paysage, me perdant dans des abimes de réflexion. Soudain, mon attention est attirée par trois formes bondissant au loin, à une vingtaine de mètres de ma position. La première pensée qui me vient à l’esprit est aussi citadine que stupide puisque je pense apercevoir trois sacs plastiques noirs trimbalés par le vent. Soudainement, je réalise que je suis en train de vivre une rencontre sauvage aussi belle qu’inattendue avec trois animaux sauvages qui n’ont cure de notre présence.

Deux loutres au Nunavik

Tout affairés à leur pêche, Emily et Jimmy n’ont rien vu et se demandent donc ce qu’il se passe quand je les interpelle d’un gros “Hey, look over there !”, pointant du doigt mes trois bestiaux toujours sautillants. La suite a été d’une rapidité qui m’a laissé pantois. En une fraction de secondes, Jimmy bondit sur sa motoneige pendant qu’Emily dit “Otters, otters !“. Il dirige ensuite l’engin vers les animaux, prend son fusil et tire plusieurs rafales à la suite, dans le but évident d’abattre les animaux. Trente secondes après et balles à bout portant plus tard, il est  de retour avec un grand sourire et deux loutres mortes sur son dos, heureux tandis qu’Emily saute de joie en tapant des mains.

[Pensées intérieures]

Autant ne pas le cacher : j’ai été, de prime abord, vraiment choqué par ce que j’ai vu. Comment peut-on, comme ça, de sang-froid, abattre tranquillement, la clope au bec, des loutres n’ayant rien demandé à personne ? Pourquoi abattre plutôt que de contempler ? Aussi loin que je remonte dans mon expérience de voyageur (et même dans ma vie, en fait), je ne trouve aucune explication logique ou aucun fait à rapprocher de ce que je viens de voir, qui pourrait me permettre d’atténuer la violence brute et sanglante que je contemple.

Et si je m’étais tu ? Et si je n’avais rien dit ? Ces loutres seraient-elles toujours vivantes ? Seraient-elles toujours en train de sauter, de jouer, de vivre leur vie de loutre, innocente et paisible ? Un passage de cette scène reste gravé, celui où le canon est pointé sur cette pauvre bête frémissante : le coup de grâce, l’exécution achevée. Je ne peux m’empêcher de la superposer, aussi indécent cela soit-il, à certains épisodes récents de l’actualité, un étrange parallèle dans le déroulement et le résultat final : la mise à mort, sans état d’âme.

Pan.

Je garde malgré tout le sourire parce que je sais que je ne sais pas (et que j’en ai conscience). Depuis trois jours que je suis avec ces gens, j’ai compris certaines choses, certains besoins, certains liens. Pourtant, celui-ci m’échappe. Et j’aimerais savoir.

[Retour à la réalité]

Le sourire d’Emily éclaire son visage. La fierté qui émane de Jimmy m’intrigue. Tous deux sentent que je suis gêné mais n’osent pas ouvertement le demander. Alors, je prends les devants et je demande “Why ?”. La réponse qui m’est faite à ce moment est d’une simplicité évidente, enfantine, naturelle. Pourtant, elle me confronte avec une réalité brutale, terrible, éloignée de tout ce que je connais, qui fait voler en éclat certains repères que je croyais avoir. Elle me fait remettre en cause bien des choses et m’oblige à reconsidérer ma place dans l’ordre du monde.

Avec des mots simples, avec toute sa gentillesse, son charisme et sa connaissance d’elder inuit, Emily m’explique qu’elle va pouvoir réparer son manteau, refaire des habits chauds et changer la fourrure de ses bottes. Elle me montre la peau de ces deux loutres mortes et, avec toute la chaleur de son bonheur, elle me fait comprendre l’importance de cet acte, sa nécessité vitale. Elle m’oblige à voir au-delà de mes clichés de petit occidental gâté : elle me fait prendre conscience des impératifs de la vie dans le Nunavik, du lien terrible qui unit les Inuits et la Nature.

Deux loutres mortes

Tandis qu’elle me raconte ça, j’ai l’impression qu’une porte s’ouvre en moi. Je ne vois plus, par terre, deux bêtes mortes. Je vois des ressources, je vois un repas, je vois des vêtements, je vois des réjouissances, des sourires et des remerciements. Je cesse de considérer cette nature qui m’entoure comme un cinéma à ciel ouvert, comme un supermarché où il suffit de se servir. Je commence à comprendre. Et cela me paraît énorme.

Emily rit. Jimmy rit et moi, je respire fort. Très fort.

[Deux mois après]

Assis dans mon appartement parisien, je regarde ma belle et tendre endormie et des frissons me parcourent le dos tandis que je relis ces lignes. Le Nunavik est maintenant loin, très loin derrière moi. Bien que figé dans le JPG, le rire d’Emily n’est plus qu’un souvenir, tout comme le sourire de Jimmy et l’écho des détonations dans le silence du grand nord. Je repense avec beaucoup d’émotion à ces quelques minutes de “vraie” vie. Je me rends compte de la chance que j’ai de pouvoir vivre dans des conditions de confort matériel, de sécurité (affective, physique, financière) pareilles. Je ne sais pas si j’ai changé ou si mon comportement a vraiment été impacté. Ce que je sais, par contre, c’est que le tribut de sang payé par les deux loutres n’a pas été totalement vain, que j’ai saisi certaines choses… Et je sais qu’Emily aura chaud cet hiver.

Cet épisode s’est déroulé pendant le voyage #UllukutNunavik, partenariat entre Tourisme Autochtone et le collectif de la Team Givrés.