Confortablement installé sur mon siège, la tablette relevée, le dossier baissé, les écouteurs sur les oreilles, je regarde le petit avion tracer doucement son chemin. La carte abolit toutes les certitudes, les distances et relie deux points en une simple ligne que suit l’aéronef à bord duquel je voyage. Parti de A, je vais jusque B en m’apprêtant à survoler C, D, E et F. Autant de points notés quelque part dans mon esprit et auprès desquels je compte me repérer, pour regarder le monde vu d’en haut, jouer avec les perspectives et me prendre, l’espace de quelques secondes, pour un oiseau, libre conquistador des cieux, dont la liberté n’a d’égale que ma capacité à m’émerveiller.
Lors de mon voyage au Chili, les larmes ont failli me venir aux yeux devant un spectacle d’une beauté inouïe, devant un rituel datant de la création du Monde et qui ne s’arrêtera que dans quelques millions d’année : un lever de soleil sur la Cordillère des Andes. Depuis toujours, mon âme est bercée par des clichés, des visions romancées, des images rêvées. J’ai toujours voulu voir la Cordillère des Andes et j’ai toujours voulu voir le soleil se lever sur quelques unes des plus impressionnantes montagnes du monde. Là, depuis mon siège, j’ai entrouvert doucement le volet recouvrant le hublot. Mes yeux ont d’abord aperçu un rayon timide puis, au fur et à mesure que ma vision se dégageait, je me suis rendu compte que je regardais un spectacle céleste, divin, que seule une poignée de gens ont la chance de pouvoir contempler dans une vie. Muet, je me suis plongé dans le spectacle tant que je l’ai pu, privé de mot et perdu dans un abime de bonheur infini.
Chaque voyage en avion est une possibilité extraordinaire de découvrir le monde qui nous entoure depuis un nouvel angle de vue. Quand nous quittons notre vie de bipède et que nous nous envolons vers les hauteurs, notre vision change, notre relation au paysage est altérée par les hauteurs. Les paysages se dessinent sous des aspects rigoureux, certaines villes montrent un caractère géométrique, rectiligne, carré, où la folie est lointaine. On devine une société à l’image de ces mégalopoles, propre sur elle, organisée, où le bazar n’a pas sa place.
Par moment, la surprise se fait autre. Le point repéré auparavant ne se manifeste pas et rien ne trouble la impassibilité d’un ciel nuageux. L’on marmonne alors quelques paroles de dépit en essayant de scruter quelques détails, de trouver une ouverture, un passage, un petit coin dégagé. On prie un quelconque Créateur de suspendre le temps et de faire venir un doux zéphyr ou un chaud sirocco afin de pouvoir s’extasier devant les promesses devinées mais tellement bien dissimulées.
La chance que j’ai eu, à quelques reprises, est d’avoir pu admirer des paysages d’une bouleversante beauté, d’avoir pu m’émerveiller frénétiquement, d’avoir voulu détourner l’avion et le faire tourner infiniment au-dessus des territoires enneigés de la Norvège, du Canada et de la Nouvelle-Zélande. Quand j’ai vu ce que je quittais, quand mon coucou a voleté gaiement par-dessus les Lofoten, j’ai pensé très fort à prendre un parachute et à sauter par la fenêtre, pour me poser ensuite gentiment au sommet d’un de ces pics, de ces rocs, de ces caps.
Ainsi, jamais je n’oublierais la puissance de ma première vision du pays des Kiwis. Alors que mon épopée entamée deux jours plus tôt depuis Paris touchait à sa fin, las et fatigué, j’ai jeté vaguement un œil par mon hublot. J’ai alors été littéralement frappé au creux de mes tripes par ce que je voyais. Je me suis dis, pour moi-même et pour les autres « C’est donc ici que je vais vivre, c’est donc ici que je viens habiter, explorer, découvrir ». Les montagnes de la South Island m’ont souhaité la bienvenue, à leur façon et furent la plus belle des introductions au plus beau des voyages.
Parfois, au cœur de la nuit, quand les passagers dorment et que tout semble emballé dans plusieurs épaisseurs d’ouate, j’aime à me glisser hors de mon siège et à déambuler jusqu’aux portes latérales. Là, entre deux sourires fatigués avec les hôtesses, je demande à pouvoir soulever le volet et à pouvoir admirer le ciel. Souvent, un petit clin d’œil complice fait office de réponse et il arrive que la conversation se déroule, feutrée, adoucie, presque intime, entre deux personnes qui ne se croisent que le temps de quelques heures, dans le même espace-temps, avant de repartir chacune vers leur vie respective. Je me souviens ainsi d’une aurore dans le ciel du Svalbard, d’un coucher de soleil en Finlande ou d’une brume mystérieuse non loin des USA…
Par le hublot de mon avion, j’ai vu le monde sans le voir. J’ai capturé des instantanés, j’ai entr’aperçu des choses que je n’aurais peut-être pas du voir, auxquelles que je n’aurais pas du penser. Le hublot de mon avion est comme un écran géant de cinéma, à la programmation incertaine, à la qualité aléatoire, au spectacle aussi décevant qu’enthousiasmant. Pourtant, qu’est ce que je l’aime ce hublot et que j’aime à me blottir contre lui, les yeux ouverts sur l’infini déroutant, l’esprit libre et volage… Jusqu’au prochain voyage !